Dans une famille bourgeoise de Londres, le 19 mai 1993, une petite fille aux yeux bleus naît. C'est toi. D'une mère avocate et d'un père juriste, vous avez tout pour vous. Tu n'as pas de frère ou de sœur mais ça te va bien comme ça. Et puis tes parents sont trop occupés déjà pour s'occuper de toi vraiment, alors il n'est pas question d'avoir quelqu'un d'autre à la maison. Ils passent beaucoup de temps au travail, et même quand ils sont là, tu ne peux pas leur parler, ils sont occupés à préparer leurs dossiers, leurs procès. Tu n'es pas très proche d'eux au final, bien qu'ils t'offrent tout ce dont tu as besoin, bien qu'ils t'aiment tout de même. Tu es gardée par une nourrice qui devient vite ton amie à la place de ta mère. Elle s'occupe de ton éducation correctement, sans en faire trop. Tu n'aimes pas qu'on te dicte des règles de conduite, mais tu obéis, dans l'espoir que tes parents te regardent. Un jour, tu as 10 ans, tu dois aller rendre visite à tes grands-parents pour les vacances de Noël. Tu prends donc le train, seule, sans même ta nounou pour t'accompagner. Elle te rassure, toi qui es d'une nature inquiète et fragile, elle te dit que tout va bien, que tu ne risques rien. Elle réussit à te persuader et tu montes tranquillement dans le train pour voir tes grands-parents maternels. Le voyage se passe sans encombre et tu t'endors. Mais une secousse te réveille brutalement. Tu n'as aucune idée de ce qu'il se passe, mais le train s'arrête brusquement, dans la nuit. Tu es terrifiée. Personne n'est avec toi pour te tenir la main alors que tu tremble de peur. Tu ne pleures pourtant pas, tu ne supportes pas l'idée de te montrer fragile en public, malgré ton âge. Le train reprend pourtant sa route et tu te détends, rassurée. Mais quelques minutes plus tard, une nouvelle secousse arrive et cette fois, le train dévie. Il ne suit plus les rails. Tu es paniquée, tu sers fort la peluche que tu as amené avec toi et tu fermes les yeux comme si ça allait te sauver. Le wagon juste derrière le tien se retourne et tu sens le tien qui tangue. Tu pries pour qu'il ne se renverse pas, tu as peur comme jamais. Le wagon finit par se renverser à son tour. Tu tombes, tu as mal au bras et à la tête, tu étouffes un cri de douleur mêlé à la peur. Après de longues et douloureuses minutes, tu finis par t'évanouir. Tu te réveilles à l'hôpital, le bras dans un plâtre, la tête bandée. Tu es totalement traumatisée, tu n'oses plus remonter dans un train, tu as peur. Ton père et ta mère ne sont même pas là pour venir te voir. « Ils sont au travail sur un dossier important » t'annonce ta nourrice. Tu ne leur pardonnes jamais vraiment de ne pas être venu pour te rassurer. Quand tu rentres chez toi, le bras toujours dans le plâtre, tu apprends que cet accident a causé plusieurs morts ainsi que quelques blessés dont toi. Ce n'était pas si sûr que ça finalement. Lorsque tu rentres, tu as l'impression d'être un vrai poids pour tes parents avec ton bras, comme si tu les embêtais encore plus que d'habitude. Ils ne te parlent plus vraiment.
Plus tard, tu apprends que ce n'est pas spécialement à toi qu'ils ne parlaient plus, mais qu'en réalité, plus rien n'allait dans leur couple, sur le point d'éclater. Ce qui arrive six ans plus tard. Pour la première fois depuis des années, ton père t'emmène au lycée. Tu es contente, il te regarde enfin, il prend enfin conscience de ta présence. Tu es heureuse ce jour-là, tout sourire, tu sors de la voiture en embrassant ton père joyeusement. Il a un sourire triste, mais tu ne fais pas attention. Tu vas à l'école et tu souris toute la journée. Un seul petit geste et ta journée est illuminée. Cependant, tu rentres seule. Ton sourire s'efface un peu, mais tu comprends. Tu rentres donc à la maison. Elle est silencieuse, mais tu as l'habitude. Pourtant, ton père est là, sur un fauteuil du salon, une tasse de café froid à la main, le regard vide rivé sur le sol. Tu trouves ça étrange, mais tu ne relèves pas. Tu montes dans ta chambre. Dans le couloir entre ta chambre et celle de tes parents, tu remarques un foulard à ta mère par terre. Tu te demandes ce qu'il fait là et le prends pour le ranger. Cependant, quand tu entres dans la chambre, il n'y a plus rien de ses affaires. Tout a disparu. Il ne reste que les affaires de ton père. Elle, c'est comme si elle avait disparu. Tu commences à réaliser ce qu'il se passe.

« Maman ? »

Dans une lueur d'espoir, tu appelles son nom, comme si elle allait apparaître derrière toi. Tu te mets à chercher dans toute la pièce une trace de sa présence. Tout a disparu. Tu sors de la chambre, tu vas dans la salle de bain, toutes ses affaires, parties. Tu commences à paniquer. Tu entres donc dans son bureau. Il n'y a plus rien. Une larme commence à couler sur ta joue, mais tu l'arrêtes immédiatement de ta main. Ta mère n'est plus là. Tu descends rapidement les escaliers, le foulard toujours en main pour te diriger dans la cuisine, rien, puis dans la salle à manger, rien, dans la véranda, rien. Tu appelles son nom dans toutes les pièces sans jamais obtenir de réponse. Tu te mets à paniquer. Tu vas retrouver ton père dans le salon tout en continuant de la chercher. Tu lances un regard vers ton père. Il a toujours cet air absent, collé au sol, avec sa pitoyable tasse de café froid dans les mains.

« Elle est où maman ? »

Tu as encore un dernier espoir. Elle est peut-être partie en voyage, juste un voyage, rien d'autre. Ton père ferme les yeux et une larme coule. Tu comprends mais tu ne veux pas.

« Elle est où ma mère putain ?! »

Tu le secoues, renversant son café sur le tapis au passage. Il ne bouge pas. Tu pleures en même temps que tu cries. Tu lui répètes sans arrêt la même question, tu n'arrêtes pas de chercher dans toute la maison, tu l'appelles sans cesse. Puis tu t'énerves réellement. Tu commences par les peluches de ta chambres que tu balances à travers celle-ci, puis les cadres où ta mère et ton pères apparaissent, puis le contenu de ton bureau, ta guitare... Tu descends ensuite au salon, toujours énervée. Tu fais une crise d'hystérie, la première d'une longue série. Tu te mets à frapper les murs, à te frapper toi-même, devant ton père qui ne dit rien, tu fracasses la table basse contre le mur, tu frappes encore et encore. Jusqu'au sang. Ta nourrice est là aussi, mais elle a trop peur de ton comportement pour intervenir. Après t'être brisée les phalanges sur le mur, tu t'écrases au sol, impuissante. Tu as mal. Tu as mal au cœur. Ta propre mère t'a abandonné. Tu pleures plus que jamais, tu te tient la tête brutalement, tu as mal. En cet instant, personne n'ose te toucher, te trouvant trop violente. Tu savais déjà que ça n'allait pas entre tes deux parents, tu le savais depuis longtemps, mais tu pensais que votre famille durerait, ou en tout cas que ta mère ne partirait pas de cette façon-là. Tu fais ensuite le rapprochement avec le fait que ton père ait pris soin de toi le matin même. Une rage folle te prend alors et tu lui sautes au cou.

« Qu'est-ce qui t'a pris putain ?! T'aurais pas pu resté avec elle ? Pourquoi tu l'as laissé faire ?! Pourquoi tu lui as donné le temps de s'enfuir ?! Pourquoi tu l'as pas forcé à me dire au revoir ?! Pourquoi tu l'as laissée m'abandonner ?! »

Tu lui en veux, tu le secoues, tu pleures, tu deviens folle. Tu vas pour le frapper, mais ta nourrice, encore présente malgré ton âge t'en empêche. Elle te conduit dans ta chambre pour te calmer. Ce soir-là, tu dévastes ta chambre, ce n'est plus qu'un vaste champ de ruines. Malgré ta colère, tu finis par t'endormir au milieu des gravas. Tu es seule. Seule face à l'immensité du monde. Après ce soir-là, on te laisse tranquille. On ne dit rien par rapport à ta crise, jugeant ta réaction compréhensible. Mais lorsque d'autres crises s'ensuivent, on commente à te faire voir un psy, qui te prescrit des cachets que tu ne prends pas. Tu commences à fumer et à boire à cette époque-là. Parfois, tu goûtes un peu à la drogue, mais pas tant que ça. Les crises s'accentuent, sont de plus en plus fréquentes. On finit par avoir peur de toi, tu n'as plus d'amis au lycée, tu es un fantôme qu'on évite. Puis un jour, alors que tu as 17 ans, ton père en a assez de toi. Tu le détestes aussi. Tu le hais plus que tout d'avoir laissé partir ta mère, de t'avoir forcée à être seule. Pour toi, tout est sa faute. Mais il en a assez. Comme il a les moyens de t'envoyer loin, il t'envoie dans l'Iowa, à Cherokee, un endroit que tu ne connais absolument pas, dans un centre pour malades mentaux. Tu n'as jamais compris pourquoi il avait choisi cette ville au lieu d'une autre. Un souvenir peut-être, mais qu'importe. Pendant ton séjour là-bas, tu es sans cesse pourchassée par tes démons, ton état empire. Pourtant, tu te forces à faire comme si tout allait bien. Tu restes seule pour éviter les crises, tu ne sors pas, ou peu. C'est là que tu lis les Hauts de Hurle-vent. Tu le lis plusieurs fois, passionnée par ce roman sans trop savoir pourquoi. Tu réussis à sortir au bout de six mois, jugée calme et non dangereuse pour les autres ainsi que pour toi-même. Tu as bien joué la comédie. Malgré ta sortie, ton père ne souhaite plus te voir. Il te paie un studio dans cette ville jusqu'à tes 18 ans et fait en sorte que tu ne puisses pas quitter la ville. Tu n'as pas de diplôme mais tu es embauchée dans un bar plutôt bourge très vite, malgré ton manque d'expérience. Peut-être un coup de chance, peut-être ton physique, ou alors ton père a fait en sorte que tu aies le travail, tu n'en sais rien. A tes 18 ans, tu dois te débrouiller avec ton salaire pour vivre. Tu aurais aimé faire des études, mais tu n'as plus d'autre choix que travailler misérablement pour gagner ta vie. Tu rencontres quelques amis avec qui tu fais des soirées folles, presque gratuitement. Tes crises ne cessent pas, mais tu les contrôles autant que tu peux. Bien sûr, l'alcool et la drogue n'arrangent rien, mais tu t'en moques. Tu vis dans le passé, incapable de penser à ton avenir, bien trop incertain, sans aucune sécurité. Tu penses encore à ta mère et ça te rend folle. Tu n'arrives pas vraiment à penser à autre chose que cet événement qui a gâché ta vie entière. Mais tu n'as plus jamais pleuré.