J'ai toujours vécu en Irlande. Certaines mauvaises langues disent que c'est un pays pluvieux, où ne vivent que des moutons et des vieux, qu'il n'y a rien à part de l'herbe à perte de vue et des pubs emplis de soûlards. Honnêtement ils n'ont pas complètement tort, il pleut c'est vrai. Mais qui n'apprécie pas l'odeur si envoûtante de l'herbe humide ?

Mon père est un véritable natif, il parle le gaélique, il est roux, il s'exprime en un anglais incompréhensible et il est éleveur de moutons. Pas très glorieux, c'est vrai, mais la laine que vous portez actuellement est peut-être celle de ses bêtes. D'ailleurs c'est comme ça qu'il a rencontré ma mère, en allant vendre ses pelotes à une petite boutique de Cork il est tombé sur elle. Une grande brune aux yeux bleus, irlandaise of course, venant reprendre l'affaire d'une vieille dame. Ils se sont plus, ils se sont mariés et quatre ans après, ils m'avaient moi. J'étais leur trésor, mon père me voyait déjà comme un futur médecin ou avocat, joueur de rugby et père d'une flopée d'enfants, comme lui. En effet, j'ai une sœur et deux frères.

J'ai passé mon enfance à jouer avec eux. Nous avons maximum quatre ans de différence ce qui n'est pas grand chose quand on est gamin. Cette proximité ne nous a jamais empêchés d'avoir nos propres relations, nous faisions attention aux uns mais on ne se mêlait pas des affaires des autres. C'était une des règles, la deuxième étant de garder les secrets de chacun. Donc il était logique que, lorsque ma sœur a eu une relation avec une autre fille, on ne le dise pas. Après tout, ça aurait été mal vu par la famille chrétienne dont on est issus. C'était ainsi, une solidarité sans failles.

Bien entendu nous avons pris des chemins différents lors de notre cursus universitaire. Mes deux frères se sont lancés dans une affaire, à Dublin, ma sœur est partie aux Pays-Bas, faire du mannequinat et vivre son idylle. Moi je suis resté à Cork, en essayant de poursuivre des études d'art et d'architecture. Finalement j'ai concilié les deux, le design m'est apparu comme ma libération artistique. Ça a surpris mes parents, ils m'auraient vu professeur, vu la quantité de connaissances que j'avais accumulée. Pourtant partager ce savoir était plus ennuyeux qu'autre chose, le consigner par écrit ou à travers des œuvres c'est bien plus amusant.

J'étais heureux, en somme.

En fait, si je suis parti d'Irlande pour m'installer à Cherokee, c'est parce que j'y ai été poussé. Pas par quelqu'un, non. Personne ne m'a fait de chantage, mes parents ne m'ont pas mis dehors et je n'ai pas eu une offre dans une agence. Ils m'y ont poussé.

Vous savez ? Ces forces qui hantent notre monde, ce sont elles qui m'y ont obligé. Beaucoup de personnes n'y croient pas, trouvent cela ridicule de penser que des esprits puissent régir la vie des mortels. Pourtant c'est bien ce que je crois, j'en suis même certain. Des phénomènes ne sont pas explicables scientifiquement. Pourquoi certaines personnes veulent tout à coup changer ? Pourquoi d'autres se relèvent ou se laissent abattre ? Pourquoi ce qui y croient sont parqués dans des hôpitaux psychiatriques ? Alors pourquoi serai-je parti de mon nid ? Pas par choix, par nécessité. Et cette nécessité vient de ces ondes, positives dans mon cas.

Je suis superstitieux, c'est vrai. Je n'aime pas le chiffre treize, je ne porte pas de vert, je n'ai pas de parapluie. Dans mon portefeuille j'ai un trèfle à quatre feuilles, j'ai un fer à cheval accroché à ma porte et mon chiffre fétiche est le sept.

Je n'aimais pas en parler, on me trouvait ridicule. Sauf ma meilleure amie, elle y croyait dur comme fer, comme moi. On faisait quelques soirées spiritismes, pour essayer, juste pour voir si un esprit pouvait nous répondre. Une erreur à ne pas faire. Nous nous sommes installés, ses tantes et d'autres personnes, autour d'une table ; puis on a pris quelque chose. Un truc assez fort pour que je sois une loque et que j'entende des murmures dans ma tête, pour que sente des palpitations étrangères. J'ai vu Cherokee, j'ai vu ces collines et sentit la chaleur de cette ville ; je devais y aller.. Je sais ce que d'autres en pensent. J'étais drogué, j'ai voulu voir ce que je voulais, mon inconscient désirait que je m'en aille, que je prenne mon envol. Or l'hypothèse d'un ça et d'un surmoi qu'on ne voit pas, qui nous pousse et nous protège des désirs qu'on se refuse à réaliser à cause de la société. Cette hypothèse d'un autre nous, en quoi est elle plus plausible que celle d'esprits qui nous pousseraient dans certaines directions ? En quoi penser que l'au-delà n'est pas le Paradis, l'Enfer ou le Néant est-ce une erreur ?

Ma meilleure amie ne souhaitait pas que je parte, elle disait que c'était fou, que c'était débile, que ces esprits ne devaient pas contrôler notre avenir. Et pourtant je savais que je devais partir. Je me suis excusé, elle m'en a voulu alors j'ai douté. La semaine dernière je me disais encore qu'il fallait que je réfléchisse, peut-être que cette vision n'était que produite par mon imagination, quelque chose pour stimuler mon inspiration et me forcer à créer quelque chose à partir de ça. Mais non.

On y est retourné, on a absorbé une drogue plus douce, du LSD et on a essayé de communiquer. J'ai revu ce paysage et un homme, moi ? Deux fois le même paysage, c'était loin d'être une coïncidence. C'était tellement réel, et tellement semblable à l'endroit où j'ai atterri.

J'ai acheté un local dans le centre-ville pour en faire mon agence de design, j'ai passé une annonce pour savoir si d'autres personnes seraient intéressées et j'ai loué un appartement avec ce que j'avais économisé.

Je suis bien dans cette ville, les esprits sont calmes, je le ressens lorsque je veux entrer en communication. Non je ne suis pas un camé, je me drogue mais seulement pour communiquer ou pour trouver l'inspiration, le temps dénicher la véritable perle rare, ma muse. Et je suis persuadé que c'est ici que cette personne habite.